Gerry Alanguilan
Editions Cà et là – Collection Longues Distances
Roman graphique en noir et blanc, Elmer est une fiction singulière et troublante. Les premières pages nous précipitent sans ménagement dans un monde qui bouleverse nos repères. Le narrateur fait partager en vision subjective son réveil difficile, un petit matin ordinaire ponctué par la consultation de ses mails et des infos, un bref phantasme sur les images de la nouvelle bombe sexuelle du cinéma, puis un entretien d’embauche qui se déroule particulièrement mal, jusqu’à ce qu’il soit enfin révélé à nos yeux et que le monde bascule dans une étrangeté dérangeante. Jake Gallo, chômeur de longue durée, déprimé et convaincu d’être victime de discrimination, est un poulet. Un poulet qui parle, pense et se comporte comme tous les humains qui l’entourent. Car à la suite d’un évènement inexplicable, les gallinacés ont brutalement accédé quelques années auparavant à la conscience. Nous découvrons alors les conséquences de ce bouleversement par bribes, échanges de réflexions et réactions diverses tissant la toile de fond sociale, tandis que suivons Jake dans un moment décisif de sa vie. La mort de son père, Elmer, l’amène en effet à revenir sur l’histoire de son espèce, passée en quelques années seulement du statut de produit d’élevage industriel à celui de citoyen à part entière. Elmer, témoin et acteur dès la première heure de cette fantastique révolution, a tenu toute sa vie un journal dans lequel il a consigné toutes les étapes du combat meurtrier qui a permis aux siens de conquérir des droits égaux à ceux des hommes. La lecture de ce témoignage amène progressivement Jake à considérer différemment son père et nuancer son regard sur le monde.
On a rarement exposé la mécanique du racisme de façon aussi remarquable. On pense souvent à Maus de Spiegelman, bien sûr, pour l’efficacité d’un noir et blanc très contrasté, sa narration imbriquant passé et présent ainsi que la transmission de père à fils d’évènements dramatiques ayant marqué l’histoire de l’humanité. Car si le principe de base est totalement irrationnel, les rouages de la peur, du rejet et de la violence que Gerry Alanguilan met en perspective sont identiques. La société qu’il nous dépeint est ancrée dans un monde terriblement ordinaire et la banalité du quotidien fait ressortir avec d’autant plus d’acuité la cruauté des comportements humains. Montagnes de carcasses de poulets abattus pour cause de grippe aviaire, chapelets de têtes tranchées accrochées en ceintures comme trophées et longues files de volailles suspendues par les pattes, l’œil affolé, attendant leur tour d’être égorgées, sont autant d’images qui, par le jeu d’une fiction qui donne la parole aux victimes, renvoient aux génocides et aux déportations de notre histoire. Le scénario est solidement construit mais Gerry Alanguilan parvient de plus, avec son trait fin et précis, à les doter d’expressions nuancées qui leur donnent une existence profondément humaine. En suscitant l’empathie pour une espèce animale, et parmi les moins considérées, l’auteur provoque un malaise salutaire et questionne durablement son lecteur. Quand vous refermerez ce livre, vous ne regarderez plus jamais un coq ou une poule de la même manière.
Marie H.